« à l’heure du poème
la sale sensation
parfois
de faire feu de tout bois »
avec, quelques vers plus loin, le sentiment découragé « que rien n’a été dit ».
Toute
une hiérarchie diachronique — écoulement des nuits et des
arrière-saisons — organise l’espace quotidien de la demeure et du lieu
qu’elle occupe. Parfois se faufilent les mots jusqu’au blanc de la page.
De temps à autre, à force de « laisser venir », se présente, modeste et incertaine, « l’éventualité d’un poème ». Il y faut certes tant soit peu de méthode, le respect peut-être d’un certain ordre des choses :
« écrire
avant se taire
rallumer son feu dès l’aube
peler l’orange
raccommoder sa langue et sa peau »
À
cela s’ajoutent les acteurs familiers et leurs gestes. Le tout s’agence
de la manière la plus naturelle, dans la continuité, sans ponctuation
ni majuscule ; avec des mots simples. Mises à part quelques exceptions,
tels les vocables vieillis ou régionaux, « battitures » et « arantèles », qui donnent le plaisir de fouiner dans quelque Trésor de la langue française. Seule fantaisie apparente, le « ô »
lyrique qui met en relief l’exclamation. Ou encore, autre particularité
de la langue, ces constructions échafaudées sur d’infimes
déplacements :
« une toujours même promenade »
ou sur des incises inattendues qui brouillent la progression et l’enchaînement syntaxique des propositions :
« où pour de tout se souvenir et voir derrière le miroir il fallut
le corps avait faim et voulait parler
rabattre les contrevents par devant les croisées… »
L’univers
du poète se construit sur la répétition du même, laquelle va de pair
avec l’énumération des composantes du décor, arbres, fruits et fleurs.
Insectes et oiseaux. Le regard du poète sur les créatures qui peuplent
son espace est un regard tendre et amusé, voire complice.
Les
poèmes prennent le plus souvent l’allure de listes, d’injonctions sur
le dérisoire des jours. Listes d’actions à accomplir, d’entreprises à
mener ou dont il faut au contraire se délester. « Se délester des subterfuges. » Il arrive aussi qu’alternent dans le même poème délestage et lestage.
Les
infinitifs en début de vers sont autant de balises dans le temps
semainier. Pourtant, en dépit des bornages qu’il sécrète, le poète est
ballotté par l’indécision. Faire ne pas faire. Choisir une option ou y
renoncer. Ainsi est-il le jouet de « graves questions »
auxquelles l’écriture n’échappe pas. Il faut alors laisser parler la
langue, laquelle ne se livre pas d’elle-même ; il faut la travailler au
corps, en « forcer les ferrures ». Jusqu’à tout accorder en un
même pas. Il arrive que le poème soit soumis à une réduction sévère de
verbes à l’infinitif. Un programme s’amorce qui se résout dans sa propre
négation. Il en va ainsi de la vie — celle des insectes lucioles
lézards araignées — et du regard que le poète lui accorde. Toutefois,
dans cet ensemble de forces qui coexistent, c’est bien la nature qui
l’emporte.
« suprématie de la nature sur le poème
là où suffit un jour pour que l’herbe reverdisse
il faut ici souvent semaine ou mois
quand ce n’est une voire plusieurs années d’attente
pour qu’un nouveau paraisse… »
Parfois,
lorsque la lampe est allumée et qu’advient le temps de l’écriture, la
maison devient phare, porteuse d’images de mer. Soumise au charroi des
vagues, la vie rurale se métamorphose. La fureur océane submerge alors
la demeure et le lieu. Les murets devenant digues, le travail des « mots
rescapés du naufrage » s’arrime aux amers. Métaphores et « transmutations »
emportent le poème sur un fil d’horizon ouvert. En un mouvement plus
large — où se conjuguent mots de la mer et mots de la ruralité —
promesse d’une « traversée merveilleuse ».
Ailleurs, le poème prend l’allure d’un dialogue, vécu comme un conte, ouvert sur le passé :
« que cherchez-vous ?
la fenêtre qui ouvre sur le dehors
comment est-elle ?
je ne sais plus
c’est si loin »
De
l’autre côté du miroir se profile l’avant-deuil, se profilent ses
fantômes. Une histoire d’amour s’ébauche en filigrane au cours des vers.
Un amour défunt, qui resurgit à partir d’un rien. Ainsi le goût de
« discrètes fraises des bois » ravive-t-il le souvenir de ce qui fut et
ranime-t-il l’amertume du deuil. Quant à refaire « à l’envers le voyage
de l’inoublié premier baiser », cela relève de l’impensable. Mieux vaut
encore se délester des « illusions passées ». La nostalgie gagne. En
proie à la morosité et au désœuvrement, le poète puise alors ce peu de
force de vie dans ses alliés minuscules que sont les êtres qui
l’entourent. Les images de mort se ramassent au détour d’un poème, comme
ces « anciens galets dans la gorge » qui ravivent le chagrin. Est-ce le
portrait du poète qui se cache derrière celui « d’un homme/dont le
regard et le long trait des lèvres expriment une immense tristesse » ?
Est-ce lui que la vague ramène sous les « traits d’absurdité d’un
noyé » ? La mort hante le lieu du poème. La mort hante le « port
d’attache » du poète. Le phare ne saura pas le retenir.
Restent
cet ultime recueil et ses vers poignants, jusqu’aux tout derniers qui
infusent sous la peau leur beauté tendresse et leur mélancolie.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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