La demeure et le lieu de Julien Bosc, par Tristan Hordé
Le
livre, recueil posthume dont quelques extraits avaient été publiés dans
Rehauts, avait été préparé par son auteur, tout comme Le coucou chante contre mon cœur
qui paraîtra en 2020 aux éditions Le Réalgar. On y reconnaît la voix de
Julien Bosc (1964-2018), par la présence d’allusions à tel livre
précédent et au retour de quelques motifs — celui de la mer et du
départ, et, qui donne son esprit à l’ensemble, celui d’une identité
introuvable et de la détresse qui l’accompagne. La postface de Jacques
Lèbre situe précisément La demeure et le lieu par rapport aux
autres livres de Julien Bosc et en donne une lecture sensible et
approfondie. Quelles qu’aient été les variations dans l’écriture des
différents livres publiés, une caractéristique réunit la plupart d’entre
eux, l’attention au dehors, à ce que l’on hésite à noter, à ce que l’on
oublie parce que partie du quotidien le plus ordinaire. Julien Bosc,
sans cesse, relève les menues découvertes au cours des marches, les
mouvements des oiseaux, la pousse des bourgeons, les couleurs
changeantes du ciel, son étonnement quand il saisit quelques bribes de
la vie nocturne du hérisson ou de la hulotte, l’épanouissement des
fleurs, la préparation des fagots et des bûches à fendre — travail
nécessaire quand on se chauffe avec un poêle dans une région aux hivers
rudes, la Creuse ; etc. Poèmes de la vie ordinaire, où l’on apprend ce
que font les chats Pépère et Minette comme on lit les compliments
refoulés de l’auteur devant une jolie marchande légumes ? Oui, si la
lecture ne retient que la répétition de petits gestes : il n’y a alors
que les traces de moments de la vie, une manière de journal. Non, si le
lecteur prend en compte ce qui suit une série d’énumérations et, de là,
reprend l’ensemble sous un nouveau jour. Les vers de plusieurs poèmes
débutent par un verbe à l’infinitif, suivi ou non de compléments, comme
dans « marcher / regarder / attendre / écouter / laisser dire / effacer /
plusieurs fois reprendre / aller dans la nuit / réessayer / croire un
instant que oui / or non déjà demain et rien ». Les actions sont ici
données sous la forme la plus générale, pas du tout situées dans le
temps, ce qui signifie que l’échec à écrire évoqué n’est pas lié aux
circonstances. Comme si « forcer les ferrures de la langue » ne
permettait que rarement de fixer « les rares mots rescapés du naufrage
». Ce qui s’exprime sous différentes formes, c’est la quasi-certitude de
ne pouvoir (ou savoir) restituer ce qui devrait l’être ; une fois le
poème écrit en ayant eu « la sale sensation / parfois / de faire feu de
tout bois », alors « preuve est là rien n’a été dit ». Le doute de soi
est rarement surmonté et il est lié à une relation difficile aux choses
du monde. Julien Bosc observe les oiseaux autour de sa maison, les
manœuvres (qui échouent) des chats pour les attraper, marche près de la
rivière, dans les bois où il surprend une biche, réunit des fleurs des
champs : toutes actions qui le réconfortent, mais commence-t-il à brûler
feuilles et « vieux genets », les « voir partir en fumée » entraîne une
vive mélancolie, « (penser qu’on pourrait se pendre / allez savoir
pourquoi à ce moment-là) ». Le lecteur retourne à un livre précédent, De la poussière sur vos cils,
où était évoquée la fumée des crématoires, et lit d’ailleurs une autre
allusion à ce livre avec « les cendres sur ses cils ». S’arrêtant pour
rêver aux figures que le temps dessine sur un vieux mur, Julien Bosc
reconnaît une fleur et diverses figures d’animaux mais aussi « la face
d’un gisant bouche-bée » et, non pas une silhouette mais « le portrait
d’un homme » (souligné par moi) dont les traits « expriment une immense
tristesse ». Aussi l’idée de la disparition habite-t-elle le livre, le
matin au réveil ou lorsqu’un travail physique occupe la journée,
toujours sont présents les « anciens galets dans la gorge », galets déjà
dans le poème d’ouverture. Cependant, dans le temps même où tout semble
vaciller, être noué, existent une échappée, la possibilité de quitter
ce qui provoque la détresse. Le lecteur revient alors à un autre livre
de Julien Bosc, La Coupée, récit en vers d’un court voyage sur
un navire conteneur qui l’a fait « passer (…) de l’autre côté du miroir »
et, le voyage achevé, il prend soin d’écrire qu’il faudra « prendre
garde à ne sombrer ni toucher le fond ». La mer libératrice et le
vocabulaire de la marine sont sans cesse présents dans La demeure et le
lieu et aux endroits ou aux moments les plus inattendus. De l’évocation
de la nuit et d’arbres en hiver on saute à celle de poussière de
coquillage : de là à « un esquif pris dans la tempête », une mouette. La
mer est également là quand le vent est fort, « il suffit de fermer les
yeux (…) », et c’est le rivage et, la nuit, la lune devient phare pour
guider vers le large la côte l’aventure ou sa nostalgie Un poème est
remarquable pour suivre la transformation des éléments du quotidien en
paysage marin : une énumération — nom + qualification — de choses vues «
de bas en haut » permet de passer d’un ruisseau à des cumulus qui «
très lentement dérivent sur la voie du retour des feux là et là entre la
ligne des arbres le bourdonnement des mouches les stridulations des
grillons un phare enfin un port d’attache et assis sur une étroite jetée
un vieux pêcheur (…) » Seul le départ pourrait écarter « la pensée d’en
finir », sortir de la répétition et de la présence du passé que
rappellent de petites actions de la vie de chaque jour. Pourtant, on
peut aussi lire dans le souci de les rapporter, comme le sait bien
Julien Bosc, « une manière parmi d’autres de conjurer la mort / ou /
plus simplement / de déjouer les sempiternelles incertitudes de
l’existence ». Certes, sa disparition conduit à lire dans les poèmes des
signes de son choix de tout quitter, on peut cependant lire et relire La demeure et le lieu sans rien connaître du destin de son auteur et l’on est fortement touché par sa manière d’empoigner la vie.
Tristan Hordé Sitaudis ⇒