Jacques Josse, "Au célibataire, retour des champs", lu par Antoine Émaz
 Ce
 petit livre est une occasion heureuse de retrouver Jacques Josse avec 
des poèmes en vers libres au rythme souple, et dans un format très 
proche de celui de Wigwam, la belle collection qu’il a dirigée durant 
des années.  16 pages 22x14, et 13 poèmes assez brefs, comme des moments
 dans l’existence de ce « célibataire » énigmatique. Les dates données à
 la fin de chaque poème (du 25.11.13 au 13.03.14) indiquent une 
chronologie d’écriture qui n’a peut-être rien à voir avec la vie réelle 
du personnage, sinon qu’il s’agit d’une période de deuil. Dans le 
premier poème, le « célibataire », paysan qui « sent l’herbe, l’humus » 
est au bar et boit un verre pour chaque port (« Odessa, Vladivostok, 
Valparaiso »…) « où traîne l’ombre de celui qu’il vient de porter en 
terre »(p.3).
 
 On ne peut cependant pas parler de narration au sens habituel du mot : 
les poèmes donnent des lambeaux, des scènes, des éclats de vie que le 
lecteur recompose en une histoire sans pouvoir être sûr qu’elle est 
« vraie » tant les personnages ont des comportements étranges et 
paraissent hantés. Ainsi pour le célibataire qui, en pleine nuit, au 
bord d’un champ, s’arrête devant un calvaire pour « lécher les pieds de 
la statue, et plus tard, allongé sur la route / étreindre l’ombre du 
crucifié / lèvres collées sur le bitume » (p.6). Ou bien lorsque le 
personnage revient, « l’urne bleue sous le bras », après avoir « passé 
l’après-midi assis sur une souche, / A boire et à causer avec le frère »
 mort (p.9). Est-ce ce frère qui « a commandé / un cercueil en forme de 
barque / au menuisier du port » en précisant « qu’il espérait / coucher à
 bord / d’ici deux jours » (p.12) ? Sans parler de la « mère » qui «  a 
dû / se battre une nuit entière / et ce fut sa dernière / avec le 
fantôme (du) père / caché sous son lit d’hôpital » (p.13).
 
 On reconnaît les êtres que Josse affectionne : paysans, marins… abîmés 
par la vie, marqués par l’alcool et la proximité de la mort violente : 
accident (p.4), suicide (p.8), naufrages (p.10)… Le célibataire, par 
exemple, « hésite à se nouer une cravate / colorée autour du cou » 
(p.8) ; il parle à son « cheval mort / qui tire depuis toujours dans sa 
mémoire la même charrue aux socs usés »(p.7) ; il entend « rire ses 
morts (…) dans le ruisseau d’à côté »(p.5)… On ressent de la fraternité 
pour ces êtres comme explosés de l’intérieur ; ils ne sont pas fous mais
 terriblement seuls dans un monde où ils n’ont plus leur place sinon 
dans « le grand vide, l’enclos / aux mille feuilles de marbre »(p.13).
 
 En ce sens, le « célibataire » entre bien dans la confrérie que Josse 
évoque au fil des livres, dans Hameau mort ou Ombres classées sans 
suite, par exemple. Cela finit par constituer une sorte de galerie de 
portraits d’hommes et de femmes presque invisibles malgré leur épaisseur
 d’humanité souffrante. Les gens de peu ont leur grandeur et leur 
tragique silencieux ; voilà ce que nous suggère Josse en évoquant ces 
êtres dont il retient et fait vivre par l’écriture la mémoire noire  et 
blanche.
 Antoine Émaz
 
 Jacques Josse, Au célibataire, retour des champs, Ed. Le phare du Cousseix, 16 pages – 7 €