Françoise Clédat, "a ore, Oradour", lu par Ludovic Degroote (Poezibao)
« Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, écrit Reverdy dans Le livre de mon bord,
c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passe entre les
lignes. » A la lire imprudemment, on pourrait entendre dans cette phrase
que la fabrication du manque (« ce qui se passe entre les lignes »)
justifie la poésie ; il en va tout autrement : rien n’est plus facile
que de fabriquer de l’obscur, lequel n’a pas en soi valeur de
profondeur. L’impuissance du langage peut tenir à la réalité qu’il
cherche à exprimer, parce que celle-ci fait son impasse ou sa crue, ou
parce qu’elle génère des émotions que les mots ne peuvent juguler : le
langage exige donc de la poésie une élaboration qui soit un contrepoint à
cette impuissance. Le court poème de Françoise Clédat, a ore, Oradour,
tourne autour de cette exigence sans faiblir. Certes, son sujet – le
massacre par les nazis à Oradour de « 642 victimes, 246 femmes, 207
enfants » – est tragique, et l’émotion qu’il provoque mêle de façon
complexe stupeur et révolte. Mais la manière dont l’auteure mène le
poème nous place d’emblée dans cette double réalité, celle de l’histoire
et de la personne qui s’en empare, et dans un travail de la langue qui
vise à dire à la fois cette réalité et ce que peut la poésie. Ainsi,
entre-t-on dans le texte avec la lettre « O », initiale du toponyme
décliné en le rapprochant d’autres mots, comme si la langue balbutiait
ou cherchait une possibilité de réunir du sens, soit par l’étymologie
soit par allusion aux circonstances (« Or de a ore à cette
heure ») aux faits ou aux victimes (« Organe / au noir de chaque œil
fœtus effaré », « Œil /comme bouche / troué »). La disposition des vers
place en évidence cette lettre qui forme loupe, cercle clôturé (à
l’image de l’église incendiée où avaient été enfermés femmes et enfants)
et qu’on retrouve au cœur du poème et à la dernière page, comme si on
ne pouvait y échapper.
Le poème ne se déploie pas, il avance comme il peut, articulant à
l’effroi des éléments narratifs, descriptifs, explicatifs, fidèles à la
réalité historique mais sans perspective objectiviste, jusqu’aux noms de
certains nazis. Ici, il cite cinq vers des Tragiques d’Agrippa
d’Aubigné, là il s’emploie à évoquer la manière baroqueuse du poète
guerrier en rapprochant l’âge des soldats nazis et les enfants qu’ils
assassinent (« L’enfant que chaque soldat fut pour sa mère / La mère de
l’enfant soldat qui éventra la mère / La mère de l’enfant soldat qui
brûla vif l’enfant / La mère de l’enfant brûlé vif »). A la suite de ces
vers, une série d’autres tranchent par leur forme en détruisant la
cohérence et l’intégrité des mots pour fabriquer une sorte d’anaphore de
la lettre « o » dont on a vu la place dominante : « Mon enfant est-il
m/ort asphyxié par manque d’/oxygène inhalation d’/oxyde de carbone
arrêt cardiaque hém/orragie avant que les flammes ne le m/ordent ivre de
peur (...) : rien d’ornemental dans cette manière d’organiser le
poème : la nécessité conduit cette déroute formelle et produit ici comme
à d’autres endroits (découverte des charniers, « tâches des
survivants », par exemple) des sortes de listes effrayantes. De même,
l’utilisation des syncopes et des ruptures, constitutives de la poésie
en vers, sont multiples et participent de cette brutalité que le texte
cherche à atteindre autant qu’à exposer – l’alignement diversifié des
vers, aussi rompu que celui des mots, y contribue également. Ainsi, la
puissance de ce poème et l’indicible qu’il cherche à exprimer se
trouvent autant à l’intérieur des lignes qu’entre les lignes – ce
qu’aurait loué Reverdy.
Ludovic Degroote, le 5 juin 2017