Julien BOSC : Neige d’avril (Collodion, 12 €).

Pourquoi la banalité n’aurait-elle pas droit de cité en poésie ? Elle nous touche sans doute bien plus que l’extraordinaire dans la mesure où elle est le reflet de nos vies dans leur plus simple quotidienneté, c’est sans doute elle aussi qui nous rapproche le plus les uns des autres : « Où la poésie étonne-t-elle le plus ? Là où elle se rapporte à ce qui est le plus petit, le plus relégué à l’arrière-plan par les objets de première importance, où elle se rapporte par exemple à l’occupation de verser le thé (dans une strophe d’Eugène Onéguine). », écrivait Olga Sadakova dans Éloge de la poésie (L’Âge d’Homme, 2001). Elle ajoutait un peu plus loin : « La condition de la poésie n’est ni l’indulgence ni la richesse d’imagination, mais la réceptivité. » Voilà de quoi entrer dans Neige d’avril, que l’on peut rapprocher de La Demeure et le lieu (Faï fioc, 2019). Ce sont là des poèmes d’une haute réceptivité au dehors : états du ciel, oiseaux, chevreuils, chat domestique (la description de sa journée), arbres ou fleurs. Le poème peut parfois se faire simple notation : « les dernières feuilles des chênes / quand elles tombent / dans un léger vent passager / un bruit de papier que l’on froisse ». Si dans une strophe d’Eugène Onéguine on sert le thé, chez Julien Bosc (1964-2018) c’est du café : « se lever / ouvrir grand la fenêtre de la chambre / descendre / tirer le couvercle du poêle / tisonner doucement les cendres / découvrir rassuré des braises / jeter trois quatre bouts de petit bois / puis du plus gros / guetter la reprise du feu / préparer du café / sortir / fouler l’herbe gelée / elle craque sous les semelles / … / saluer le geai / premier oiseau qui passe / se servir du café / Le boire assis sur le seuil ». Mais pour être sensible au dehors, sans doute ne faut-il pas être prisonnier de ses propres pensées, un autre poème va l’exprimer, c’est encore un matin, l’observation des mésanges : « ça ne vole pas bien haut moquiez-vous supérieur / mais tout de quoi / sachez / délier le dehors du dedans ». Oui, sans doute faut-il délier le dehors d’un dedans encombré de pensées pour qu’il puisse offrir, comme par surprise, quelques épiphanies, l’apparition d’une mésange bleue ou la vue d’un chevreuil un peu après minuit : « trois à quatre secondes de tohu-bohu / petit trot et soudain silence / saisi j’allume la lumière extérieure / et vois / qui sur la butte me regarde / le chevreuil à vingt mètres / figés face à face / confondus chacun par la présence de l’autre ». Tout le recueil est traversé de ces petites épiphanies, sur quoi s’arrête le poème : « le rosier / neige d’avril / que j’avais cru mort / eh bien non / de dessous la terre une repousse / et même un bouton de fleur / -- victorieuse de l’hiver ».

Mais dans ce recueil, le poète nous fait aussi entrer dans son atelier. Il y a une sorte de constat sur la fabrication des poèmes, certains qu’il ne faudra accueillir « que lorsqu’ils seront mûrs » quand d’autres peuvent s’écrire assez vite. Pour d’autres encore, mieux vaut les tenir « à bonne distance / sinon quoi / froissés / ils pourrissent sur pied se disloquent et s’effacent ». Quant à savoir « lesquels demanderont ou non des retouches après coup / il n’y a pas de règles / cela dépend de maints détails ». Parfois, le poème est loin d’être abouti : « (en la matière il n’est de connaissance ni retour d’expérience) or / c’était une chimère / on aura beau faire / y passer tout son temps / il n’en sortira rien qu’un médiocre trompe-l’œil / et tant pis pour la déconvenue ». Julien Bosc sait parler de l’échec, l’envisager, le reconnaître : « des poèmes mal formés / non-viables / mort-nés ou quasiment / qui n’avaient pas lieu d’être / ni lieu pour ». Un autre poème encore nous fait entrer dans l’atelier, mais avec une telle subtilité qu’il faut le citer en entier : « on a comme une pulsion / comme une idée / on a les mots / le vague canevas d’une partition / le souvenir pur de trois chevreuils courant / hier à travers bois / on se lance / reprend / recompose / rajoute ou retire / efface et recommence / mais non / rien ne vient / ou plutôt si / tout est là mais rien ne va ni chante / et l’on ne sait pourquoi / (puis on efface à nouveau tout / sans retour cette fois / on va / plutôt déçu et un rien angoissé / chercher réconfort près du poêle quand / sans heurts / qui sait comment pourquoi / c’est ceci qui s’écrit) ». Quelle meilleure façon de parler du travail d’écriture, entre déception et constat que quelque chose s’est quand même écrit quand d’autres fois non, rien. 

Ce recueil, sous l’apparente banalité quotidienne, fait en grande partie d’observations, n’exclut pas la profondeur, le rapport au dehors étant fait d’une alchimie entre état extérieur et état intérieur : « plus ou moins vite et longtemps / passer puis repasser / de l’ombre à la clarté / ainsi d’une longue promenade à travers bois et forêts / -- miroir à peine déformant de l’âme et ses états ». Mais il y a, dans Neige d’avril, plus affirmée que dans La Demeure et le lieu, la volonté de ne pas trop s’appesantir sur les tourments intérieurs (« les serrements et questions », « les léthargies fantômes », « arrière-printemps gluant de chagrins et tourments »), c’est pourquoi le dehors vient presque tout remplir dans la tentative de s’oublier. Et si le chat ne sort pas parce qu’il pleut trop : « pareil à lui / guère envie ni courage de sortir / quand la pluie à ce point forte et froide / mais manque alors la marche-promenade / et les mots qui / parfois / vagabondent avec elle / -- à condition de légèreté du cœur / oubli des troubles et censures / (à condition ou non / mais il vaut mieux / si distancer soi du poème / est désormais l’exigence du poème) ».
Dans La Coupée (Potentille, 2017), le poète écrivait : « si la pensée exsangue / l’imagination à bout de souffle (1) / regarder autour de soi / et / bon an mal an / tenter d’écrire ce qui est ». Voilà très exactement ce à quoi s’est appliqué Julien Bosc dans Neige d’avril.

Jacques LÈBRE

1 Telle qu’elle ne l’était pas dans De la poussière sur vos cils et dans Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (La Tête à l’envers, 2015 et 2018), ou dans Le Coucou chante contre mon cœur (Le Réalgar, 2020).